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Résidence 2025 à l’Usine Utopik
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De mars à mai 2025, j’ai eu la chance de participer à une résidence à l’Usine Utopik, où j’ai développé une nouvelle orientation dans mon travail. J’étais l’un des trois artistes en résidence, aux côtés de Clément Richeux et Lydie Chamaret, et nous avons présenté une exposition collective finale, conçue en collaboration.
Je suis arrivé à la résidence avec une idée assez claire : je souhaitais m’éloigner de mes dessins habituels en noir et blanc. Jusqu’à présent, mon travail reposait presque exclusivement sur le monochrome, influencé par le cinéma expressionniste allemand et la scénographie théâtrale. Je dessine sur des filtres d’éclairage en acétate — des matériaux issus directement des techniques de plateau, domaine dans lequel j’ai travaillé en tant que régisseur. Jusqu’ici, je n’avais utilisé que des filtres incolores et transparents.
À l’Usine Utopik, j’ai entrepris d’explorer le potentiel expressif des filtres colorés, en m’inspirant des premières techniques de mise en couleur du cinéma noir et blanc. Dans les films expressionnistes, des séquences entières étaient souvent teintées pour évoquer des ambiances précises : le bleu pour la nuit, le rose pour l’aube, le vert pour la maladie, le jaune pour la lumière du jour, l’orange pour le crépuscule. En intégrant ces codes chromatiques, je cherchais à enrichir la dimension émotionnelle et narrative de mes dessins.
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From March to May 2025, I had the chance to take part in a residency at Usine Utopik, where I developed a new direction in my work. I was one of three artists in residence, alongside Clément Richeux and Lydie Chamaret, and we presented a final group exhibition created in collaboration.
I came to the residency with a fairly clear idea: I wanted to break away from my usual black-and-white drawings. Until now, my work has relied almost exclusively on monochrome, influenced by German expressionist cinema and theatrical scenography. I draw on acetate lighting filters—materials taken directly from stagecraft, where I previously worked as a theater technician. So far, I had only used clear, colorless filters.
At Usine Utopik, I set out to explore the expressive potential of colored filters, inspired by the early film-coloring techniques used in black-and-white cinema. In expressionist films, entire segments of film were often dyed to evoke specific moods: blue for night, pink for dawn, green for illness, yellow for daylight, and orange for twilight. By integrating these color codes, I wanted to expand the emotional and narrative dimensions of my drawings.
Paysage rouge, acrylique grattée sur filtre LEE rose, 120x80cm, 2025
Paysage jaune, acrylique grattée sur filtre LEE jaune, 120x80cm, 2025
Paysage vert, acrylique grattée sur filtre LEE vert mer, 120x80cm, 2025
Paysage bleu, acrylique grattée sur filtre LEE bleu, 120x80cm, 2025
Paysage architectural noir et blanc, acrylique grattée sur filtre LEE clair, 150x110cm, 2024/2025
Portrait vert, acrylique grattée sur filtre LEE vert mer, 80x120cm, 2025
Portrait bleu, acrylique grattée sur filtre LEE bleu, 80x120cm, 2025
Portrait rose/rouge, acrylique grattée sur filtre LEE rose, 80x120cm, 2025
Portrait jaune, acrylique grattée sur filtre LEE jaune, 80x120cm, 2025
Ce sont d’austères paysages architecturaux qui se révèlent sous les éclairages mystérieux des peintures de Pierre Barraud de Lagerie. Baignés de clairs-obscurs, les reliefs qui se détachent de ses fonds ténébreux semblent revendiquer une temporalité floue, coincée entre une modernité performante et une antiquité solennelle. On pourrait presque y voir un décor de théâtre dissonant que des comédiens auraient déserté. Comme une pièce de science-fiction en attente d’être jouée au milieu d’ornements gothiques. Cela fait sens si on pense aux années que l’artiste a passées à travailler comme technicien dans le spectacle vivant. De cette expérience, il garde en effet une vive sensibilité pour la scénographie et la théâtralité des éclairages. Un goût qu’il va nourrir crescendo en s’imprégnant tout particulièrement de l’univers poétique d’Adolphe Appia, décorateur d’opéra connu pour ses réalisations novatrices, notamment du point de vue de la perspective scénique et lumineuse.
Pierre Barraud de Lagerie en extraira son propre style, fondé sur un geste obsessionnel de grattage de la peinture, appliquée par couches successives sur feuilles d’acétate transparent. C’est par cette action d’ajout et de retrait continu de la matière, qu’il vient exhumer et façonner le blanc du support avant de pulvériser à nouveau la peinture noire. Certains dessins peuvent contenir jusqu’à vingt-cinq couches, entre lesquelles l’artiste vient sans cesse modeler et remodeler les textures et l’intensité des profondeurs. Ses volumes résultent ainsi de cette excavation intuitive au cœur même de la substance picturale afin de laisser transparaitre la lumière. Surgissent alors, progressivement, des lignes droites, des voutes, des brouillards, et des figures tantôt géométriques tantôt informes, s’imbriquant dans une composition parfois très épurée, parfois plus complexe.
Passionné de cinéma expressionniste et de ses atmosphères insaisissables, comme celles du célèbre film muet Nosferatu le Vampire (1922), Pierre Barraud de Lagerie s’attelle dans ses œuvres à mettre en scène des ambiances ambiguës et oniriques, voire hallucinatoires et inquiétantes. Plongé dans un univers noir et blanc, l’artiste décline à l’infini certains motifs formels de monuments et d’architectures dont l’usage apparait énigmatique mais qu’on soupçonne d’être mémoriel ou oraculaire. Stèles, cathédrales, portails et colonnades aux perspectives emboitées semblent alors ouvrir vers des espaces métaphysiques inhabités, où la sensation de paix peut vite basculer dans l’angoisse, et inversement. L’effet de trouble s’avère renforcé par les particules de peinture pulvérisées qui permettent de créer ce grain à l’aspect poussiéreux et minéral, proche du rendu photographique. Sa facture homogène et diffuse, en harmonie avec la nature granitique et rocheuse des structures représentées, alimente un doute perceptif où le flou ne se distingue plus du détail.
Malgré l’absence de vie au sein de ces volutes de peinture, l’ésotérisme qu’y est convoqué semble habité par une dimension sonore. Comme un écho aux sonorités graves qui résonnerait d’une alcôve à l’autre, et dont on ne saurait deviner l’origine, car aucun repère ne parait possible dans ces espaces intemporels.
Si “l’expressionnisme est une révolte qui vise à libérer la masse qui souffre de la réalité du désespoir du monde dans lequel elle vit 1”, comme l’affirme le théologien Emmanuel Toniutti, voyons alors dans les temples de Pierre Barraud de Lagerie des lieux sacrés où célébrer les émotions contrastées de cette vie terrestre.
avril 2025