Il y a un instant où mon idée émerge. Si je la fige trop tôt, je la maintiens embryonnaire, prématurée et incomplète. Et si je joue trop avec, j’obtiens quelque chose de poussif, boursouflé. Le risque de perdre l'élan initial, de le camoufler, de rendre méconnaissable une intuition qui me parle personnellement. Comment saisir l'opportunité de l’idée dès son apparition ?
Les logiciels de création sont une course toujours plus rapide, une fuite en avant. On ne veut pas s'arrêter, même si on devrait. Le filet de sécurité abstrait de la sauvegarde permet de figer n’importe quelle étape d’une idée pour la reprendre plus tard, l’emmener dans plusieurs directions différentes. C’est extraordinaire et paralysant.
J’avais le désir d’aborder la création par le dessin numérique, de trouver un relais de mes travaux physiques vers le pixel. J’ai essayé les différents logiciels et j’ai été écrasé par l’ampleur des possibilités, cet état mettait en surbrillance mes incertitudes sur mes idées artistiques. Je me suis souvenu alors du premier logiciel de dessin que j’ai utilisé enfant, MacPaint, l’ancêtre des logiciels de dessin sur Macintosh entre les disquettes des jeux dont j’ai parlé dans les pages précédentes, The Manhole et Scarab of Ra.
J’ai beaucoup dessiné sur MacPaint plus jeune, très souvent en jouant de la gomme sur un fond noir pour y percer des tunnels et des sortes de fourmilières.
J’ai réalisé que ma façon de dessiner sur MacPaint est très similaire à celle que j’utilise maintenant, je creuse le noir de lumière. Tout ce que je fais maintenant est le lointain descendant de ce que je faisais alors sur mon Macintosh 128k.
Il m’a semblé logique de (re)commencer le dessin numérique en partant de cette base minimaliste, délaissant les nombreux logiciels puissants disponibles. Et je citerai Baudelaire à travers Robert Wilson « Le génie c’est l’enfance retrouvée à volonté »


Souterrain, dessin numérique de 1995 repris en 2022, MsPaint
MS Paint, JsPaint et MacPaint peuvent sembler primitifs et ils ne conviennent certainement pas à tous les usages. Il faut savoir utiliser l'outil approprié pour la création ou la tâche que l'on doit accomplir. Lorsque je crée avec Paint, j'ai un monde imaginaire spécifique en tête auquel je me limite ; je n'envisage rien au-delà de ce que le logiciel peut m'offrir. Bien sûr, il y a des utilisations dont je ne suis pas conscient, mais le temps passé à travailler m'offre de plus en plus de libertés créatives avec ce logiciel. L'aspect ludique est essentiel, et je peux dire que je m'amuse beaucoup avec MS Paint.
Comme le dit Michael Green dans son livre "Zen & the Art of the Macintosh", premier livre entièrement réalisé sur MacPaint et MacWrite
"Dans les arts du Zen, la forme est invariablement équilibrée avec le vide - non seulement un arrière-plan non rempli, mais un vide vivant intrinsèque à la dynamique de l'œuvre. Il en va de même avec les logiciels informatiques. Lorsqu'un programme est chargé sur le Mac, il a besoin de beaucoup d'espace non utilisé - de vide - laissé en mémoire pour 'se déplacer'. S'il n'est pas disponible, toute opération plus compliquée que de ponctuer un i, peut générer ce petit haïku succinct : 'IL N'Y A PAS ASSEZ DE MÉMOIRE, VEUILLEZ EFFACER UN FICHIER OU QUITTER'."
"Dessiner avec de la peinture en bombe. Une petite révolution. Ils vous enlèvent votre crayon et vous donnent un gros bâton de fusain, vous forçant à dessiner des masses de lumière et d'ombre. Modéliser votre sujet comme un solide dans l'espace (holistique) plutôt que de le contourner comme un symbole (conceptuel). La peinture en bombe est votre fusain, et elle pourrait bien être la façon la plus intuitive de dessiner sur le Mac. Mais il y a une grande différence - dans MacPaint, vous pouvez passer du dépôt de la forme avec de la peinture en bombe noire au lissage avec du blanc. Une fois que vous avez pris le rythme, c'est une façon étonnamment précise de mettre une image au point - de la première idée vague au rendu final - et cela court-circuite la tendance à produire des croquis arachnéens et bidimensionnels.”
Zen & the Art of Macintosh 1986 by Michael Green
J’ai choisi de me défaire, ou plus précisément de limiter la possibilité de sauvegarder qui fait la force de la création numérique. Je limite également l'usage des calques de dessin ; tout doit être dessiné directement. Pareil pour la fonction d’annulation, que je limite à une dizaine de retours en arrière. Ces contraintes peuvent occasionner des moments de frustration suite à des erreurs de manipulation ou des bugs. Mais paradoxalement, dessiner ainsi m'apporte une quiétude. La perspective de perdre mon travail s'estompe ; finalement, ce n'est pas si grave. Plusieurs fois, j'ai dû recommencer un dessin perdu, souvent pour son bénéfice. Cette contrainte m'a mené vers une meilleure maîtrise de l'outil dont je dispose, aussi limité qu'il soit.
Cette approche rappelle mes expériences en studio d'enregistrement ou en prise vidéo, où l'on repoussait le moment du choix, retardant la décision à l'instant technique du mixage, où cette décision serait encore plus difficile à prendre du fait de l'infini possibilité qu'offrent les DAW (Digital Audio Workstation).
Un autre avantage d'un outil comme Paint est sa rapidité d'exécution. Pour qui maîtrise Photoshop ou d'autres logiciels de dessin plus puissants, la vitesse d'exécution n'est pas un problème, les habitudes de travail étant là. Dans mon cas, ayant une capacité d'attention limitée, avoir une minuscule barre d'outils avec toutes les possibilités accessibles est un énorme avantage, par rapport à ma façon de penser.
En lisant une interview de Giger, il expliquait pourquoi il avait abandonné la peinture à l'huile pour passer à l'aérographe : c'était pour lui le moyen le plus rapide entre sa pensée et l'exécution. Les multiples temps de séchage de la peinture à l'huile l'empêchaient de suivre le fil de son idée. Avec le pistolet à peinture, il se sentait en connexion directe avec l'image qui apparaissait sur la feuille et celle dans son esprit. Il y a de cela dans mon rapport avec Paint. Ma technique de dessin analogique m'apporte beaucoup et est devenue une caractéristique importante de mon travail. Pourtant, c'est une méthode lente qui me perd parfois. Avec Paint, je peux explorer une idée en une heure et parvenir à un rendu intéressant. En fin de compte, mon choix de restreindre les fonctionnalités numériques n'est pas seulement une décision pratique, mais une affirmation de mon processus créatif.
J'avais l'intention de transposer les idées en dessin physique avec ma technique habituelle, mais rapidement, j'ai conservé ces dessins numériques pour ce qu'ils étaient. Porteurs de leurs propres qualités.
J'ai également essayé d'en faire des tirages imprimées mais sans résultat satisfaisant. Le passage au papier annihile ces qualités, à mon sens. Pourquoi ? Les conditions de création de ces images impliquent un écran, un rétroéclairage à LED, OLED, cristaux liquides, etc. Parvenir à la finalisation d'un dessin numérique, à une image qui me convienne, se fait par le truchement de ces pixels noirs et gris avec cette lumière blanche derrière eux. Faire disparaître cette caractéristique aplatit le dessin. Cette réflexion s'applique également aux versions numériques de mes dessins physiques, qui sont réduites par le passage à l'écran.





