LIMBO
PLAYDEAD 2010
Limbo est apparu dans le paysage vidéoludique comme un choc, c’était le premier jeu du studio danois Playdead et il a obtenu un succès immense et une pluie de récompenses couvrant tout les aspects du jeu. Son succès tient principalement à une raison : son extrême sophistication visuelle, sonore, de jouabilité qui contraste avec sa simplicité. C’est un jeu où l’information est réduite au minimum, les contrôles de jeu sont minimaliste et l’objectif du jeu consiste à aller de gauche à droite, pas de narration, d’explication. Une expérience vidéoludique extrêmement épurée.
J’ai découvert Limbo à sa sortie en 2010, je l’ai exploré plusieurs fois et il est arrivé comme une sorte de conclusion, plusieurs éléments épars que j’appréciais et pour lequel j’avais une sensibilité se trouvaient réunis ensemble. A savoir, mon affection pour le noir et blanc inspiré par les films expressionnistes allemands comme Murnau, le théâtre d’ombre et les silhouettes noires découpées du cinéma d’animation de Lotte Reiniger, un fort pouvoir évocateur à travers une jouabilité et un design minimaliste, et surtout un travail sonore remarquable et novateur. Ces années là j’étais dans mon parcours d’étude en école d’audiovisuel dans la section son et musique, cet aspect là a donc retenu mon attention tout particulièrement.
Scène de The Adventures of Prince Achmed (1923-26) par Lotte Reiniger
Sons industriels avec une âme
Le travail sonore de Martin Stig Andersen sur ce jeu a eu un impact très fort sur mes perceptions artistiques, je ne sais pas si je peux parler réellement d’influence pour le moment car je ne pense pas avoir intégré les idées qu’il développe dans mon travail.
Pour Martin Stig Andersen, tout comme avec Adolphe Appia, il ne s’agit pas de recréer la réalité. Quand on entend une porte se fermer, c’est une opportunité pour le designer de sons d’exprimer quelque chose en plus. Qu’est-ce que le son peut transmettre d’autre et par quelle manière ça va affecter l’imagination du joueur et du spectateur ? Chaque son va bien au-delà de ce qu’il représente réellement, il y a de l’espace pour que l’auditeur interprète le sens. Si on fait quelque chose de trop réaliste, au point que cela ressemble trop à une porte, alors l’imaginaire se trouve limité. Mais par exemple, si le son de la porte est superposé avec un son d’animal, la suggestion peut être faite que l’espace dans lequel on entre est intimidant d’une certaine manière.
Par exemple, il souhaitait accorder une importance particulière aux “foley sounds” du garçon, particulièrement les bruits de pas, leurs intensités et la dynamique générale. Mettre en avant le silence et la subtilité des ambiances, et éviter l'usage de la musique pour manipuler les émotions du joueur et faire en sorte que le son évoque un monde distant, enveloppé et secret.
Ce que Martin Stig Andersen trouve intéressant en relation avec les médias audiovisuels, c'est que le paysage sonore et la musique acousmatique embrassent ensemble tout le continuum entre le son représentatif et abstrait, rejetant ainsi la ligne de division traditionnelle entre la conception sonore et la musique. Selon lui, en déployant de telles approches dans le travail audiovisuel, il est possible d'effectuer des transitions fluides entre le réalisme et l'abstraction, et de faire voyager le son de manière fluide entre l'espace diégétique et non diégétique d'un monde représenté. Pour Andersen, cela a un impact psychologique beaucoup plus grand lorsque l'on transforme un paysage sonore naturaliste en abstraction en faisant jouer les effets sonores comme de la « musique » plutôt qu'en ajoutant une musique de fond traditionnelle. De plus, faire émerger la « musique » de l'environnement est susceptible de rendre le public plus indulgent envers elle, car il l'acceptera comme provenant, bien que de manière abstraite, de l'environnement.
Martin Stig Andersen explique que ses études de composition au conservatoire et à l'université étaient très orientées vers le côté artistique. À Londres, où il a étudié la composition électroacoustique, l'objectif général était de discuter des "pourquoi" plutôt que des "comment". Par exemple, pourquoi un son ou une structure sonore spécifique évoque certaines associations plutôt que comment il a été créé. En ce qui concerne la technologie, il est en grande partie autodidacte.
Il suppose que la compétence la plus importante dans l’audiovisuel est ce que l'on pourrait appeler la conscience temporelle. En étudiant la perception de la forme et de la structure dans la musique et les audiovisuels, on peut acquérir une compréhension des différentes temporalités qui habitent non seulement le son mais aussi les visuels. Faire correspondre et contraster ces temporalités de manière créative pour que le son contribue au flux global ou même à la structure d'une expérience audiovisuelle.
Me concernant, mon parcours d’études en menuiserie, travail du son et régie de théâtre a toujours été axé sur le “comment”. Il fallait faire de moi un artisan, un ingénieur et un technicien. Bien que j’ai souvent entendu que la technique n’était pas tout, il est difficile de s’extraire de l’analyse technique lorsque 95% des cours sont axés sur le fonctionnement d’un matériel technique. L'influence sur mon approche créative est flagrante, dans le sens où durant mes premières années de dessin, j’étais plus intéressé par la technique des artistes que j’admirais, tout en étant conscient que l’essentiel ne pouvait pas se limiter à cela. Lentement, il m'a fallu questionner plus profondément ce que je créais et les œuvres qui m’ont influencé. Par exemple, l’influence de Giger a été importante, mais une fois déconstruite, il n’en reste surtout que l’approche technique.
Je mentionne plus haut que je ne peux pas encore parler d’influence de Martin Stig Andersen dans mon travail, mais mon intérêt pour son œuvre n’a pas diminué depuis 2010, et j’ai le sentiment qu'elle s’implémentera dans les années à venir, sous une forme que je ne connais pas encore.
Zone industrielle, acrylique grattée sur filtre LEE, 120x80cm, 2021
*SOUND FLOOR
Nagra SN, dessin gratté, 50x70cm, 2024
Inspiré par l'imagerie en noir et blanc sombre et granuleuse, Martin Stig Andersen a décidé d'utiliser des équipements analogiques obsolètes. En faisant passer tous les sons par de vieux enregistreurs et des magnétophones, ils ont acquis un écho d'un passé lointain.
L'utilisation d’un équipement analogique a amélioré le contraste dynamique entre les sons puisque les sons plus forts se déformaient naturellement plus que les sons plus doux. L'oreille est vraiment sensible à de telles nuances et interprète les sons les plus distordus comme étant plus forts que ceux qui le sont moins.
Une partie de ma passion pour le son est venue par l’utilisation d’anciennes machines analogiques, des lecteurs cassettes Walkman jusqu’au modèles les plus évolués conçu pour les studios dans les années 80.
Au delà du charme de ces appareils, ils sont souvent utilisés actuellement pour le grain qu’ils donnent, ils ont une bande passante beaucoup plus réduite que les appareils numériques et il en résulte une saturation plus ou moins forte qu’on associe à une “chaleur” du son qu’on semble trouver avec nostalgie dans les vieux enregistrements.
Ce qui m’intéresse dans ces appareils et de la même manière que mes dessins, c’est une forme de brouillard poussiéreux où les contours sont abimées et noyés dans des textures,
Ce grain, cette texture sonore si caractéristique des enregistrements analogiques, trouve une résonance particulière dans mes dessins. De la même manière que les appareils analogiques imprègnent les sons de leurs imperfections, mes dessins émergent des couches de poussière noire, créant une atmosphère où les contours sont volontairement abîmés et noyés dans des textures. Chaque ligne et chaque ombre dans mes œuvres participent à la création d’un brouillard poussiéreux, évoquant des images hors d’âge, similaires aux vieilles bandes magnétiques marquées par le temps.
Les dessins commencent par une forme floue, où les structures sont à peine perceptibles. À mesure que j’ajoute des couches successives, l’organisation et la clarté de la structure se révèlent progressivement. Ce processus est comparable à l’évolution d’un enregistrement analogique, où les imperfections et les déformations sonores contribuent à une profondeur et une perception auditive différente.
La dimension physique du son sur ces appareils renforce cette analogie. Là où sur un ordinateur, le son est représenté visuellement par une forme d’onde, sur un magnétophone, c’est la bande magnétique qui le matérialise. On peut la découper aux ciseaux, la recoller, la mettre en boucle – en quelque sorte, on tient le son entre les mains.
Ainsi, le grain des enregistrements analogiques et les textures de mes dessins partagent une essence commune : une valorisation des imperfections, les informations cachées sous la surface à travers des processus manuels et organiques.
le jeu suivant donne un bon exemple de cette idée de dislocation des formes.
Les deux dessins sur la droite sont inspirés par des magnétophones Nagra, une marque mythique dans le domaine de l’analogique. Ils ont été réalisés pour un projet d’illustration d’une pochette d’album.
*En théorie du signal, le bruit de fond “Sound Floor” est la mesure du signal créé par la somme de toutes les sources de bruit et des signaux indésirables au sein d'un système de mesure, où le bruit est défini comme tout signal autre que celui surveillé.
Nagra III, dessin gratté, 50x70cm, 2024
MEMORY OF A BROKEN DIMENSION
Ezra Hanson-White (XRA)
Impossible de parler d’artefacts, de poussière et de détérioration de support sans évoquer le jeu Memory of a Broken Dimension. Ce jeu est apparu sur internet discrètement en 2011 et à créer un mystère autour de lui. Encore maintenant je ne suis pas parvenu à explorer le monde cryptique comparable à une immersion dans une machine ou un système informatique défectueux.
Plus de dix ans après, le mystère entourant ce jeu est un peu moins épais. Son développeur unique, Hanson-White a considéré le mystère et la difficulté de jouer à d'anciens jeux, en particulier les jeux DOS, comme une source d'inspiration pour Memory of a Broken Dimension. Le style artistique est en partie inspiré par les artefacts vidéo lorsqu'on regarde des vidéos en streaming avec une mauvaise connexion Internet, ainsi que par l'exploration spatiale et l'archéologie. Il explique que, lorsqu'il travaillait comme concepteur de niveaux sur des jeux réalisés par de grandes entreprises, il était frustré par les zones simples et linéaires qu'il créait, et il voulait expérimenter avec des mondes de jeu sans objectifs ni directives.
Pendant longtemps, je n’ai pas pu y jouer, ne disposant pas d’un ordinateur suffisamment puissant pour encaisser le moteur du jeu. Me contentant de séquences vidéos jouées par d’autres personnes, j’ai pu réellement me plonger dedans à la même période où j’ai découvert Adolphe Appia et son influence sur moi est comparable à celle d’Appia.
INTERVIEW de XRA (extrait)
Lorsque vous utilisez une palette de couleurs limitée, comment gardez-vous les éléments visuels du jeu intéressants ? Avez-vous parfois quelque chose qui ressemble à une cécité des neiges chez le joueur ?
Il y a des zones intentionnelles où vous errez à travers des murs de bruit en essayant de distinguer des formes. Tout comme pour la gestion du rythme, j'essaie de garder à l'esprit combien de temps quelqu'un pourrait passer dans certaines zones et d'où il pourrait venir avant. Il ne semble pas y avoir beaucoup de règles constantes, à part le fait que les gens mettent toujours plus de temps que prévu la première fois pour naviguer dans un niveau. Donc, si cela me prend cinq minutes, prévoyez que ce soit plutôt trente minutes ou plus pour quelqu'un de nouveau.
Ce dont je reste très conscient, c'est de garder des points d'opportunité/possibilité en vue ou suggérés, au besoin. Lorsque vous vous sentez épuisé ou ennuyé dans un niveau, c'est généralement parce que vous avez beaucoup de chemin à parcourir et rien d'autre ne pose une question à proximité.
Avec la palette monochrome, je me suis concentré sur la texture et sur la manière dont les détails apparaissent dans un éclairage limité, en me concentrant vraiment sur la rugosité ou la douceur des surfaces. Je dépend beaucoup de la lumière indirecte, donc je crée des ouvertures quand j'ai besoin de lumière plutôt que de placer des sources lumineuses. Je pense que cela a pour effet secondaire de mieux décrire la taille de l'environnement, ce qui pourrait aider à s'orienter en le traversant. J'espère aussi fournir suffisamment de variété dans l'environnement pour pouvoir identifier et différencier les zones les unes des autres.
Je m'inspire beaucoup du style de peinture à l'encre, et je pratique parfois la peinture également, les deux influencent ma façon de capturer les choses visuellement. Une grande partie de cela a ce merveilleux sens de la profondeur et de l'infini, des détails fumés émergent de la texture des coups de pinceau, les peintures de paysage de la dynastie Song en sont un excellent exemple.
Certains peintres de l'époque de la popularité de l'expressionnisme abstrait du milieu du siècle utilisaient également des techniques d'encre et de sumi-e, leur travail m'inspire énormément, tout comme le mouvement et la répétition que l'on trouve dans les peintures futuristes. Je pense donc que des éléments de tout cela se sont glissés dans l'apparence de l'environnement, avec la façon dont il émerge des visuels denses et forme des compositions changeantes.




Faces Up, acrylique grattée sur acétate, 70x50cm, 2019