The Manhole

The Manhole

Cyan Worlds 1988

Si je devais chercher dans ma mémoire la trace la plus lointaine et marquante d'un noir et blanc, il s'agirait probablement de deux jeux vidéo : The Manhole et Scarab of RA. À cette époque où les ordinateurs domestiques n'étaient pas aussi répandus qu'aujourd'hui, nous avions un Macintosh à la maison et les jeux étaient stockés sur des disquettes. L'objet était impressionnant, et il y avait quelque chose d'extraordinaire à insérer la disquette avec mon frère et ma sœur, puis à patienter pendant que le jeu se chargeait.

The Manhole était ce qu'on appelle un Point'n Click destiné aux enfants ; il n'avait pas d'objectif à atteindre. C'était un jeu d'exploration pure où nous nous promenions dans une suite d'images surréalistes en noir et blanc, caractéristique des Mac de cette époque. La mécanique de gameplay reposait sur un jeu d'échelle, un objet minuscule changeant de dimension pour devenir de la taille d'une maison dans laquelle nous pouvions pénétrer.

Le jeu a été réalisé sur le logiciel Hypercard, l'un des premiers logiciels de programmation accessibles au grand public. Il s'agit du premier à utiliser les liens hypertexte, permettant de mélanger facilement images, texte et liens. Le jeu est construit comme une succession de tableaux, avec parfois des animations à deux ou trois images.

C’est par ce jeu que j’ai pu essayer le logiciel de dessin MacPaint dont je reparlerais.

Il a été réédité plusieurs fois, malheureusement, le noir et blanc original a été abandonné au profit de couleurs et de textures plus "enfantines". Pourtant, c'est cette caractéristique qui m'a marqué : un noir et blanc brut et un minimalisme visuel efficace. Les images étant lourdes et les disquettes restreintes, les concepteurs du jeu ont dû faire preuve de créativité sur les éléments visuels en se passant des détails trop gourmands en mémoire.

Scarab of Ra

Scarab of Ra, sorti en 1987 est encore plus simple dans sa conception. Le joueur devait explorer un environnement antique égyptien dans une suite infinie de couloirs pixelisés monotones, préfigurant les environnement de Doom.

Scarab of Ra a été ma première conscience de la perspective et du dessin à partir d’un point de fuite et de l’idée de minimalisme.

On peut définir les jeux minimalistes par des ensembles de règles restreints, des espaces de décision étroits et des représentations audiovisuelles abstraites, sans compromettre pour autant la profondeur du jeu ou l'espace des possibilités. Ces jeux présentent un petit ensemble de mécaniques avec une mécanique centrale, tout en restant suffisamment profonds et permettant l'exploration et la performance des joueurs. Cette profondeur est obtenue grâce à des méthodes procédurales, à la complexité combinatoire, à la probabilité, à l'obfuscation, au défi, ou à une combinaison de ceux-ci. Il n'y a pas de "remplissage",chaque élément du jeu contribue de manière significative et délibérée à l'expérience.

Ni The Manhole et Scarab of Ra ne rentre dans cette définition du jeu minimaliste, le minimalisme à la fin des années 80 dans l’informatique était une nécessité, parce que la technologie était encore basique et limitante.

DOOM

Il semble étrange d’évoquer Doom ici, ce jeu vidéo où l’on décime avec violence des hordes de démons dans un enfer cybernétique. Pourtant, il a eu une influence déterminante sur mon imaginaire visuel et sur certaines de mes réflexions par la manière dont son environnement architectural est rendu.

Ce jeu, considéré comme l'ancêtre des jeux de tir à la première personne, conçu entre 1992 et 1994, Doom a été un exploit technique, les développeurs ont réussi à créer un jeu en 3D en vue subjective offrant beaucoup de possibilités créatives dans un espace mémoire extrêmement limité.

Le moteur 3D créé pour le jeu était révolutionnaire sur beaucoup d’aspects graphiques mais avait aussi des contraintes techniques importantes. Contrairement à Wolfenstein le jeu précédent du studio, qui présente des niveaux plats sur un seul niveau avec des murs à angle droit, le moteur de Doom permet des murs et des sols à n'importe quel angle ou hauteur, mais ne permet pas à ces zones d'être empilées verticalement, pour faire simple, il n’y a pas de possibilité de faire des étages. Par ailleurs le système d'éclairage est basé sur la diminution de la luminosité, il n’y a pas d’ombres dynamiques.

Cette diminution de la lumière est une caractéristique fondamentale du moteur de rendu de Doom, où la luminosité des zones dans le champ de vision du joueur diminue à mesure que la distance par rapport au joueur augmente. Bien que cet effet ne soit pas photoréaliste, la diminution de la lumière contribue de manière significative à l'atmosphère. Le même mécanisme sous-jacent peut également être utilisé pour simuler du brouillard et d'autres conditions atmosphériques en modifiant la couleur de destination du fondu vers autre chose que le noir.

Ces deux caractéristiques, la lumière et l’impossibilité de la superposition de zones ont un impact fort sur le rendu graphique, obligeant les développeurs à étaler les surfaces des niveaux du jeu, jouant sur des reliefs dynamiques pour créer des plates-formes, des ascenseurs, ou former graduellement des escaliers à partir d’un sol plat, l’esthétique est brutaliste et les éclairages impliquent une forme de claustrophobie.

Pour les créateurs du jeu la première direction artistique a été de réaliser des niveaux réalistes du jeu et bien que cette démo ait eu du succès, John Romero, un des développeurs, trouvant l’esthétique banale et peu convaincante, décide donc de retravailler l’architecture pour la distordre, la rendre plus bizarre et abstraite. Aussi puissant qu’était le moteur du jeu, il ne permettait pas de rendre convaincant une reproduction d’un environnement réaliste et réalisant que cette recherche de réalisme était vaine, il a décidé d’explorer les possibilités d’une architecture plus proche du puzzle et du piège, abandonnant l’idée d’un décor, le joueur devant affronter autant l’environnement que les monstres qui le peuplent. Il existe d’ailleurs une option où on peut jouer sans affronter les monstres, où on est seuls dans les dédales des niveaux.

C’est justement ce qui rendait ce jeu si terrifiant et fascinant pour moi, il ne s’agissait pas des monstres ou de la traque mais de parcourir des environnements qui se complexifiaient et devenaient de plus en plus abstraits au fur et à mesure de l’avancée dans le jeu. Ces environnements froids, cubiques aux traits de constructions aigus installaient immédiatement une atmosphère angoissante et oppressante, cette impression persistait même dans les endroits du jeu présentant des salles de grande taille. Les contrastes entre les paysages étroits et les salles vertigineuses accentuaient ce sentiment d’effroi. La frontière entre réalisme et abstraction est mince, la plupart des niveaux de jeu de Doom étant des labyrinthes abstraits, d’architecture-puzzle avec des apparences vaguement réalistes comme les textures sur les murs, les portes ou certains objets. Et c’est justement cette frontière qui rend le jeu et son esthétique intéressantes à mes yeux, ça nous rappelle quelque chose de réel, c’est évocateur mais ça nous suspend dans un état perplexe et de confusion propice à un jeu de peur labyrinthique.

Cette disposition m’évoque, appliquée à l’architecture vidéoludique, la théorie de la Vallée de l'étrange par le roboticien japonais Masahiro Mori, selon laquelle plus un robot androïde est similaire à un être humain, plus ses imperfections nous paraissent monstrueuses. Elle m’évoque encore la rupture théorique d’Adolphe Appia avec les pratiques scéniques de la fin du 19éme, rejetant les décors en carton-pâtes kitsch et les toiles peintes se voulant réalistes et authentiques pour introduire la 3D, les volumes et la lumière directement sur scène. Le travail de Martin Stig Andersen va également dans ce sens dans ce brouillage de la distinction entre abstraction et réalisme/naturalisme.

(…) Un artiste environnemental va modéliser chaque détail d'un environnement, et il est très difficile de se retourner et de lui dire : "Oui, nous allons éteindre les lumières et mettre beaucoup de fumée, et nous ne verront pas vraiment tout ça." Il va réagir en disant : "Alors pourquoi suis-je là ?"

Hugo Martin. Directeur artistique


Ci dessous : Exemples de niveaux allant du simple au complexe

Série de dessins numériques représentant des zones emblématiques du jeu dans des versions monochromes et épurées que j’ai réalisé sur MsPaint en 2024.