ADOLPHE APPIA

Ma découverte du travail d’Adolphe Appia s’est faite lors de ma formation de régisseur de spectacle en 2014/2015 et au moment où je changeais de style visuel. Passant des dessins au feutre noir et hachures vers une esthétique plus brumeuse, plus texturée, au pinceau et à la projection d’encre de Chine en bruine.

Lors d’un cours d’histoire du théâtre, nous avons été présentés aux designs de mise-en-scène d’Appia, et ce fut un choc pour moi. J’avais sous les yeux ce que je voyais dans ma tête, ce que je voulais faire en changeant de style. J’ai eu une réaction de découragement avant d’en être passionné.

J’ai donc commencé à chercher les ouvrages le concernant et à m’intéresser plus profondément à son travail qui est principalement théorique et dessiné. On pourrait le résumer en trois mots : Acteur, Espace, Lumière, du nom d’une rétrospective de son travail qui a eu lieu à Paris en 1979.

Adolphe Appia, né à Genève en 1862 et mort en 1928 était un décorateur et metteur en scène suisse qui s’est questionné sur la dimension spatiale du théâtre avant d’élargir le cadre de réflexion à l’ensemble de la société de son temps.

Comment penser l’espace ? Comment le structurer ? Le vivre ? En 1888, Adolphe Appia se lance dans une réforme de la mise en scène. L’époque est marquée par deux symboles : l’opéra de Paris inauguré en 1875, et le Festspielhaus de Bayreuth en 1876. L’opéra de Paris est le point culminant et extrême du théâtre à l’italienne, luxe, raffinement et une stricte séparation sociale du public. Le spectacle se joue autant sur scène que dans les gradins et loges bourgeoises. À Bayreuth, ce modèle est remis en cause. Construit sur les idées de Wagner, la salle et le public deviennent un espace unifié inspiré par les théâtres antiques, l’orchestre disparaît dans « l’abîme mystique », les privilèges sont abolis et chacun a la même visibilité du gradin.

Pourtant, pour Appia, bien que les deux lieux s’opposent sur la place du public, du côté du plateau et de la scène c’est la même chose. Il y a bien des différences de style entre les décorateurs de l'Opéra de Paris et ceux qui œuvrent sur la scène de Bayreuth. Mais en fait, les fondements mêmes de la décoration théâtrale sont les mêmes à Paris et sur la « colline sacrée ». L'espace y est truqué. La technique du trompe-l'œil et de la perspective aérienne et linéaire sont appliquées par des artistes virtuoses sur de grandes toiles où sont représentés des grands paysages pseudo-antiques, surchargés de détails se voulant réalistes mais d’une insondable platitude. Ces toiles sont associées à des praticables en carton-pâte kitsch et l’ensemble jure avec les lattes en bois de la scène.

L’époque est aussi à la révolution lumineuse, l’éclairage électrique apparaît et supplante rapidement l’éclairage au gaz. Cette nouvelle puissance lumineuse s’accommode mal aux toiles peintes et on préfère la mettre en retrait. Il est impensable de sacrifier les peintres tout-puissants et le prestige de leurs décors pour une nouvelle technologie.

Il en est de même pour les acteurs. Où sont-ils dans cet espace ? Ils ont pour espace de jeu un couloir coincé entre les toiles peintes et la rampe, cette ligne d’éclairage au sol qui les éclaire du dessous en déformant leurs traits. Déjà limités dans leurs déplacements, ils doivent également faire attention à ne pas trop s’approcher de la toile, leurs ombres pouvant apparaître sur les fausses ombres peintes…

Richard Wagner a rêvé d’un théâtre total qui unirait la musique, la poésie, l’architecture, le geste et la peinture. Mais à son désespoir il n’a pas pu échapper à la peinture académique de son temps, à l’illusion fondée sur le décor et la surcharge décorative. La réalité scénique n’est pas à la hauteur de ses rêves.

Face à cela, Adolphe Appia, ayant pu découvrir les possibilités de la lumière électrique en termes d’effets, de couleurs possibles et d’intensité, révoque littéralement les toiles peintes et la surcharge décorative. Mais surtout, il s’oppose à la quête de l’imitation du lieu de l’action, car cette illusion est impossible. L’éclairage électrique, par son intensité, révèle la fausseté du trompe-l'œil et sa dissociation avec la présence physique réelle de l’acteur.

Appia voit la lumière, l'espace et le corps humain comme des éléments malléables qui peuvent être unifiés pour créer une mise en scène cohérente. Il est l'un des premiers à comprendre le potentiel de la lumière. En plus d'exploiter les dimensions verticales et horizontales, il découvre la diagonale et l'oblique. La plupart de ses scénographies sont composées de plateformes reliées par plusieurs escaliers. Il comprend l'importance de la lumière dans son travail, car elle crée des ambiances qui permettent à l'acteur d'explorer plus en profondeur son jeu. La couleur est également très importante, car elle permet de créer des températures, des lieux, des univers. Tous ces éléments scéniques n'ont pour but que d'aider l'acteur, et non de lui nuire. Ses esquisses épurées de scénographies de Tristan et Isolde, ainsi que de L' Anneau du Nibelung, ont eu une influence majeure.

Les dessins

Adolphe Appia dit de lui-même qu’il dessine avec la gomme, créant des espaces de lumières dans l’ombre. Vu de près, les dessins d’Appia sont révélateurs ; par la variété de thèmes, de compositions et d'atmosphères. Les détails soigneusement étudiés et les faibles traces des techniques utilisées pour les réaliser ne sont évidents qu'à courte distance – par exemple, la séquence de lignes de brouillon légères qu'il utilisait pour établir ses perspectives en un seul point, et les petits trous laissés par les épingles qui l'aidaient à tracer une première version d'un dessin sans avoir à tout recommencer depuis le début.

Il limitait sa palette – ne dessinant qu'au charbon, au graphite et au pastel blanc. Ses dessins sont monochromes, seulement en partie, car la couleur du papier – principalement dans des teintes de bleu pâle, vert, beige ou ambre – donne à chaque dessin une tonalité ambiante distinctive. La teinte du papier détermine également le degré zéro de luminosité. Le pastel blanc peut être ajouté pour faire passer des parties du dessin à l'extrémité la plus claire du registre visuel, ce qui pour Appia était un moyen de créer une légère luminosité. Mais il utilisait le pastel blanc avec parcimonie, surtout dans ses dessins ultérieurs ; la plupart du temps, il articulait les points forts en retravaillant vers la couleur ambiante du papier à partir d'un champ uniformément ombré de gris.

Il sculpte par une méthode d'effacement, de frottement et de barbouillage, construisant patiemment la maçonnerie au charbon doux, puis articulant les détails avec un crayon graphite pointu. Il était strict avec lui-même. Seules les parties correctement tridimensionnelles du premier plan d'un décor qui étaient destinées à être construites sur la scène – plateformes, estrades, escaliers et podiums – étaient dessinées en positif. L'arrière-plan, à travers lequel la lumière ambiante diffuse pénétrerait, était toujours sculpté par effacement.

Dans ses dessins, Adolphe Appia utilise des pierres pour établir le sens de l'espace et suggérer la perspective. Cependant, ces blocs massifs ne sont pas destinés à faire partie intégrante du décor tel que le conçoit Appia ; ils servent plutôt à indiquer et à accentuer le rythme de la composition spatiale esquissée par le dessinateur.

Adolphe Appia, malgré le caractère très épuré de ses dessins, n'adopte jamais une abstraction totale, même s'il s'éloigne parfois d'une représentation immédiatement identifiable. Son apprentissage des conventions du dessin industriel, fondées sur les principes de la géométrie descriptive, semble jouer un rôle essentiel dans le maintien de la figure.

Les Espaces rythmiques (1909–10) constituent certainement l'ensemble le plus cohérent de ses dessins. Leur création est clairement documentée :

« Au printemps 1909, Dalcroze m'a invité à assister à une représentation soigneusement préparée avec musique inédite, costumes, éclairage coloré, etc. Je suis ressorti attristé et cela m'a incité à prendre du papier, des crayons, et à composer chaque jour fiévreusement deux ou trois espaces destinés aux évolutions rythmiques. Lorsque j'en avais une vingtaine, je les ai envoyés à Dalcroze. »

Ces dessins se distinguent par leur caractère fortement architectural, obéissant à des règles de perspective rigoureuses. Les « thèmes architecturaux » tels que les escaliers, les rampes ou les piliers sont une constante. L'espace est structuré en aires distinctes mais étroitement articulées, grâce à des éléments géométriques simples et essentiels, les « praticables ». Ceux-ci fonctionnent comme des modules combinables, dont la disposition dans le dessin est dictée par les exigences de la composition, et ne prennent forme que lors de leur transposition scénographique.

*Houston Stewart Chamberlain (1855-1927) à Bayreuth (Allemagne), est un essayiste britannico-allemand, principalement connu en tant que théoricien raciste. Son livre La Genèse du XIXe siècle a contribué à alimenter les courants d'idées pangermanistes et du mouvement völkisch, puis le nazisme. Il a aidé Adolphe Appia à ses débuts avant une dispute qui les sépare.

*Francesca Gaetana Cosima Liszt, dite Cosima Wagner, (1837-1930) est une personnalité allemande. Elle est la fille de Franz Liszt et de Marie d'Agoult, elle fut la seconde femme du compositeur Richard Wagner, dont elle maintient le culte pendant un demi-siècle au festival de Bayreuth.

Les dessins sont d’abord pour lui un moyen de présenter ses projets de scénographie qu’il adresse à la veuve Wagner par le biais de *Houston Stewart Chamberlain, proche du cercle de Bayreuth, qui soutient ses idées de réforme. Malheureusement *Cosima Wagner entend préserver l’héritage de son mari et rejette les idées d’Appia avec mépris. Par la suite, la dérive idéologique de Chamberlain (précurseur du nazisme) l’éloigne de lui.

Cosima condamne (…) parce qu’elle choisit de maintenir ce qu’il est convenu d’appeler une “tradition” là où il n’y a en fait qu’une série de concessions à des conventions arbitraires”

Appia a été très affecté par ce rejet. C’est un point important dans la façon dont j’appréhende son travail : il y a bien sûr la dimension visuelle, puis la pensée, et en lisant ses ouvrages, la dimension humaine. La vie d’Adolphe Appia a été difficile et il a été en constante lutte avec lui-même et son époque, souffrant de ne pas voir ses idées matérialisées. Cet aspect me touche beaucoup, non pas parce que je me sens incompris dans ma création personnelle, mais parce que je suis ému et attristé de voir le sort réservé à son travail et les barrières que la société de son temps lui a imposées. Sa sensibilité et son regard artistique, son homosexualité, son bégaiement qui l'empêchait d’exprimer ses idées à l’oral clairement sans subir des retours négatifs, tout cela a accentué son renfermement et l’a isolé dans un travail théorique comme on peut le voir dans l’extrait ci-dessous :

“[…] à mon âge (43 ans) je devrais être à la tête d'un grand atelier pour la construction et la peinture des décors; posséder moi-même un atelier particulier pour le travail de composition et l'exécution des graphiques et maquettes; je devrais être constamment sur la scène, mener à bien de longues séries de répétitions, surveiller les représentations.

Pour tout cela je devrais être en relations constantes avec le plus d'artistes possible (peintres, sculpteurs, musiciens, littérateurs, architectes, etc., etc.), avec le plus d'acteurs et de chanteurs possible, avec le plus de gens possible, dans tous les milieux sociaux, car il en est peu qui ne puissent m'être utiles.

Je devrais faire du journalisme, voyager, voir, entendre, lire, sans relâche, tout ce que l'on peut atteindre. Je devrais m'entraîner dans l'exercice de l'autorité et du commandement ; prendre nettement conscience de cet entraînement pour augmenter mon influence.

Toutes mes activités devraient converger vers ce foyer unique: la mise en scène ; puisque j'en sais l'importance et suis probablement l'un des seuls qui le sache ; puisque je sais aussi de quelle infinité d'éléments elle doit être composée.

Au-dessus de tout cela, il me faudrait goûter souvent pour ma santé morale l’incomparable bonheur de l’oeuvre achevée, de l’oeuvre qui n’est achevée - je l’ai dit plus haut - que pendant la représentation

Or, il n'en est rien.

Je vis toujours plus isolé, toujours plus éloigné du théâtre et des artistes quels qu'ils soient.

On a mis à ma disposition une scène particulière avec des subsides largement suffisants: je n'en fais rien, je renonce à tous deux, et c'est la plume, pour laquelle ma main n'est point faite, qui doit tout me remplacer!”

Adolphe Appia, extrait de l’introduction à ses notes personnelles en 1905

Edward Gordon Craig - set design

Josef Svoboda

Le travail de Edward Gordon Craig, scénographe anglais contemporain d’Appia, plus jeune, il rencontrera tardivement Appia, échangeant par lettres jusqu’à la fin de sa vie. Il sont tous les deux considérés comme des précurseurs dans les grands changements qui vont secouer le théâtre et l’opéra au XXéme siécle.

Je peux mentionner aussi le travail de Josef Svoboda, que j’ai découvert aprés Adolphe Appia, Scénographe tchéque issue de l’école de Prague, il a révolutionné les conceptions de la mise en scene à la fin des années 50 et jusqu’aux années 70 notamment par son usage de la vidéo, des projections et ses nombreuses innovations techniques. Là où Adolphe Appia rejettait la convention des toiles peintes, Svoboda songe à leur nouvel usage dans un théâtre libéré de leur arbitraire, il ne rejette pas ce mode d’expression qui semble désespérément dépassé à son époque.

"Le problème avec les décors peints n'était pas qu'ils étaient peints, mais la manière dont ils étaient peints. Le réalisme descriptif du XIXe siècle a sa place dans l'histoire, mais pas dans le monde d'aujourd'hui et pas dans le théâtre d'aujourd'hui... Mais si toute la performance et toute l'équipe créative qui réfléchit et prépare la performance proposaient un concept basé sur un décor peint et lui donnaient un principe unifié révélant de nouvelles lois auxquelles nous ne sommes pas encore conscients, les résultats pourraient être formidables"

Son travail va dans le prolongement de celui d’Appia, sa formation d’architecte ayant influencé sa pensée. Svoboda avaient une grande crainte de devenir un simple "décorateur", rejetant fermement des termes comme "Bühnenbildner" ou "décorateur" car ils suggéraient une approche superficielle et bidimensionnelle qu'il méprisait.

Pour lui, "le théâtre réside principalement dans la performance ; de jolis croquis et rendus ne signifient rien, aussi impressionnants soient-ils ; vous pouvez dessiner ce que vous voulez sur un morceau de papier, mais ce qui compte, c'est la réalisation. La véritable scénographie est ce qui se passe lorsque le rideau se lève et ne peut être jugée autrement."

Sur ce point, j’ai longtemps été préoccupé : je ne suis pas scénographe et je n’ai pas de pensée développée sur ce sujet et sur le travail de mise en scène théâtrale. J’apprécie ces esquisses et ces dessins en tant que tels, l’influence de la scénographie sur mon parcours professionnel est flagrante et pourtant je n’ai pas de velléités de les transcrire sur scène. Pourquoi ? Parce que, ayant travaillé longtemps dans les salles obscures, l’éphémère est ce qui rend le théâtre si puissant : chaque spectacle peut créer une émotion puissante qui laissera une trace profonde dans la mémoire, mais tôt ou tard, le spectacle s'arrêtera de tourner et sera rarement remonté. J’ai une frustration de cet éphémère, je comprends la valeur qu’elle donne à ces souvenirs sensoriels mais j’aspire à figer des fragments persistants ; les images que je produis participent à ce désir. Je veux créer la possibilité de contempler une image que je crée, pour le spectateur et pour moi-même.

Josef Svoboda - L’influence d’Appia est ici particulièrement flagrante.