ATHENES

À la mi-2018, ma décision était prise d'arrêter mon travail et de partir en Grèce pour me consacrer entièrement au dessin. Je suis arrivé le 9 janvier 2019 et je me suis rapidement installé à Athènes, bien aidé par mes amis musiciens vivant sur place. En une semaine, j'avais trouvé un atelier au sommet d'une ancienne tour de serveurs téléphoniques. C’était mon premier atelier personnel, très spartiate, 10 m2, sans chauffage ni climatisation pendant les fortes chaleurs, sans internet ni électricité stable, un local décharné avec des parois en verre. Mon atelier était encastré dans une salle plus grande où un club de musculation était installé. J’ai donc rapidement appris à m’accommoder de travailler en étant spectateur et objet de curiosité sous les regards de masses de muscles sur fond de basse intense. Ça me paraît inimaginable de travailler maintenant dans ces conditions mais j’étais très déterminé.

Je me suis instauré une discipline de travail intense selon un rythme immuable : matinée pour les affaires courantes, après-midi et soirée dans l’atelier, et après 22h dans les tavernes pour écouter de la musique.

Je n’ai pas beaucoup circulé dans le pays, ce qui a étonné mes proches. Ils étaient surpris d’apprendre que je n’avais pas visité les grands sites archéologiques, le déploraient, pensant que j’étais passé à côté de mon voyage. À ce moment-là, je pensais avoir toute la vie pour voir les ruines et les paysages de cartes postales. Ma fréquentation régulière des tavernes, salles de concert et galeries était pour moi une bonne approche pour comprendre la Grèce contemporaine.

Mon objectif de voyage était de consacrer le plus d’heures possibles à ma pratique en atelier et d’apprendre vite. Ma progression s’est faite rapidement dans les premières semaines, portée par un enthousiasme fort. Jamais je n’aurais pu disposer d’autant de temps avec ma vie professionnelle de l’année précédente. La progression se faisait au prix de nombreux rejets ; un grand nombre des dessins issus de ces débuts ont été jetés, mais il s’agissait d’un temps incompressible. Il fallait passer par cette étape ; après l’enthousiasme du début, les obstacles sont arrivés.

Je suis resté bloqué un moment. Les dessins que j’avais faits de 2016 à 2018 n'avaient plus de sens ici. Comme lors de ma remise en cause de 2014, il fallait que je re-questionne mon travail. Le changement d’environnement avait entraîné un changement de perspective, et je devais trouver la suite. Sur le plan technique, je sentais que mes méthodes de travail et mes outils semblaient insuffisants et limités. La technique de brouillard avec la brosse à dents trempée dans l’encre n’était plus viable, en plus d’être chronophage et de provoquer des débuts de tendinite.

J’ai cherché une façon d’améliorer ma méthode et j’ai pensé que l’utilisation de bombes de peinture noire accélérerait la création des bruines épaisses et sombres que je réalisais habituellement à la brosse à dents. Cependant, le résultat était déplaisant et ne s'accordait pas avec mes pochoirs à l’encre. La solution est venue d’un petit accident : suite à une mauvaise manipulation, le contenu de la bombe s’est vidé sur une feuille acétate transparente. Une fois sec, j’ai remarqué que cette couche de peinture, bien que solide, pouvait être grattée avec une pointe en métal. Ce fut une vraie révolution pour moi. J’ai donc répété ce procédé en couvrant des acétates de noir puis en grattant des formes directement dans la masse noire.

Par la suite, j’ai eu l’idée de recommencer cette étape en recouvrant à nouveau la feuille. Les zones blanches précédemment grattées devenaient grises et les noirs non grattés devenaient plus profonds. Je pouvais alors reprendre l’étape de grattage. En recommençant ce procédé plusieurs couches de suite, j’ai pu créer plusieurs plans et une grande variation d’intensité de noir, de dégradés et de contrastes.

Je continue d’utiliser cette technique aujourd’hui et je suis loin d’avoir épuisé ses possibilités. Elle est intéressante à plusieurs égards : Elle part du noir pour le retirer, ce qui permet de dessiner par retrait et de percer cette obscurité en apportant la lumière, à la fois en faisant apparaître des zones blanches sur la feuille et en créant des ouvertures transparentes.

Par la suite, j’ai essayé la technique la plus proche de celle-ci, la carte à gratter, mais cela n’a pas été concluant. Ma méthode est plus rapide à mettre en œuvre et à gratter, elle est adaptable à différents formats et présente l’avantage d’être réversible. Je peux à tout moment effacer entièrement des zones du dessin, voire le dessin entier, et recommencer, ce qui facilite la spontanéité.

J’ai cherché d’autres artistes utilisant une technique similaire. Il y a évidemment H.R. Giger, qui a utilisé l’encre de Chine de cette façon, mais le retrait de matière n’est pas au cœur de sa méthode. L'artiste français Matthias Picard est celui qui se rapproche le plus de ma technique. De manière amusante, il est un ami de Grégoire Carlé, déjà responsable de mes débuts dans le dessin. La technique de Matthias est très similaire : il couvre d’encre noire un côté de l’acétate, de peinture blanche l’autre côté, et gratte ensuite l’une ou l’autre couche selon ses besoins. Dans son livre "Jim Curious", il utilise cette technique pour ensuite les transformer à l’aide de la 3D anaglyphe.

J’ai découvert récemment que Josef Svoboda, héritier d’Adolphe Appia, utilise également, mais pas systématiquement, cette technique pour créer des esquisses de mise en scène et de placement de lumière.

La première grande différence avec ces utilisations est que je travaille en multi-couches. Chaque couche n’est d’ailleurs pas vraiment noire mais gris sombre, un brouillard gris qui s’épaissit jusqu’à atteindre le noir complet dans les zones non grattées. Ma façon d’utiliser cette technique de grattage implique un dessin basé sur des surfaces, sur des secteurs blancs représentant différentes nuances d’un dégradé en tons de gris, mais pas sur le trait de dessin.

Une autre différence est la finalité de mes dessins. Souvent, ils sont utilisés comme pochettes d’album ou illustrations, mais leur but premier n’est pas illustratif. Ils sont destinés à être exposés tels quels, en tant qu’objets avec des caractéristiques concrètes. L’une de ces caractéristiques est la texture. Je n’utilise plus l’encre de Chine, mais une peinture acrylique mélangée à de la craie, souvent utilisée pour donner un rendu ancien à des objets en bois. Cette peinture pour meuble a un aspect mat et poudreux, parfois évoquant le fusain. La première fois que j’ai exposé mes dessins, j’ai remarqué qu’en l’absence d’information, le spectateur n’arrive pas à identifier la technique : fusain ? gravure ? photographie ? impression numérique ? Ce procédé me permet d’obtenir un résultat singulier.

À Athènes, j’ai exploré mon imaginaire avec cette technique. Bien que j’aie épuré cet imaginaire en 2014, il reste plutôt sombre, et ce procédé où je creuse le noir me permet de dessiner dans un état d’esprit complètement différent et avec un nouvel angle d’approche.

Je n’ai dessiné que sur un seul format en Grèce, 50 cm par 70 cm. J’ai choisi ce format pour des raisons pratiques liées à la taille de mon atelier et aux facilités de transport. Je pouvais ainsi transporter l’intégralité de mes dessins dans une seule valise en bagage cabine, et les envois aux acheteurs étaient simplifiés.

Mon séjour à Athènes s’est terminé en février 2020. En janvier, j’ai pu réaliser une exposition solo à la galerie Melanithros, ma première vraie exposition dans un cadre professionnel, où j’ai présenté 25 dessins réalisés en 2019. Cela m’a permis de faire un bilan avant de revenir en France. À ce moment-là, comme la plupart des gens, je ne savais pas que j’allais être confiné pendant trois mois à mon retour.

Je n’ai rien dessiné avec ma technique de grattage pendant la pandémie. Sans atelier, cette technique est compliquée à mettre en place. J’ai profité de cette période pour commencer à expérimenter avec les logiciels de dessin, mais j’en reparlerai plus tard.

À la fin du premier confinement, je me suis installé à Caen, où j’ai pu trouver un atelier et des conditions idéales pour travailler. J’avais plus d’espace et je pouvais envisager des formes plus libres dans mes dessins.


Sélection de dessins réalisés à Athènes

Technique de grattage, support d’acétate transparent, dimensions 70x50cm. 2019 et début 2020

“Avec un scalpel en main, l'artiste explorateur gratte patiemment les fines couches de peinture à la craie à la surface du plexiglas. Regardant le matériau sombre, il se demande : "Que va-t-il émerger à travers le brouillard ?" Chaque étape révèle les éléments d'un paysage caché, un aperçu fugitif mais figé dans le temps d'un monde phantasmagorique.

Pondering the Inevitable est la première exposition solo de Pierre Barraud de Lagerie, et le spectateur a l'opportunité unique de revenir sur l'évolution thématique de sa technique particulière. Pierre combine la carte à gratter avec ses nombreuses années passées au théâtre en tant que technicien lumière et son, ainsi que son expérience en musique. Comme c'est courant au théâtre, la lumière est utilisée dans le travail de l'artiste pour transmettre des émotions et des significations. La texture complexe et les intensités lumineuses variées sont dues à la peinture à la craie qui consiste en de nombreuses couches permettant aux riches tons de gris d'être traités selon le degré de grattage. De plus, l'esprit d'improvisation, émanant de la musique, est crucial pour la mise en forme de l'œuvre. Partant d'une idée initiale lointaine – qui peut éventuellement être renversée – Pierre ne sait pas à l'avance où exactement le scalpel va le mener.

À travers le regard stoïque de l'artiste, le spectateur est capable d'observer deux périodes temporelles. La première est dominée par des paysages désolés d'architecture imposante avec des passages menant à des destinations inconnues. Dans la seconde période, des formes de vie émergent : oiseaux, griffons et personnes dans un décor de temples et de bâtiments énigmatiques faisant référence à des empires perdus et à l'adoration de dieux oubliés. Un calme olympien règne dans l'atmosphère intensément rituelle.

L'artiste réfléchit à la manière dont quelque chose d'aussi élaboré qui a pris des siècles à être construit peut disparaître en un instant. La notion d'inévitabilité – qui inspire une grande admiration à l'artiste – imprègne toute son œuvre et donne l'impression d'une union mystique entre les deux grands opposés irréconciliables du drame humain : la transience et l'éternité.”

Alexandros Iliakis, Melanithros Art Space