J’ai continué dans ce style d’horreur BD enfantine jusqu’en 2014, où j’ai subitement choisi d’y renoncer. J’avais progressé psychologiquement, et professionnellement, j’étais revenu sur les rails, la précarité s’atténuant. Une psychothérapie m’a aidé à me situer. La prise de conscience des harcèlements et agressions subis plus jeune m’avait conduit au dessin comme une compensation, un exutoire. Au fil de cette thérapie, j’ai lentement appris à nommer les choses silencieuses qui me hantaient, à les regarder différemment, à prendre du recul et surtout, à atténuer fortement la culpabilité et la honte qui semblaient indétachables.
Ce long travail, accompagné par la pratique artistique, m’a amené à questionner mes dessins. J’allais indéniablement mieux et j’ai commencé à repousser l’imagerie horrifique qui couvrait mes feuilles. L’obsession avait été porteuse de liberté créative, mais j’avais l’impression d’aller dans une impasse en continuant dans cette direction. Ma décision de changer a également été motivée par un changement radical de point de vue sur le milieu artistique dans lequel j’errais.
Le cercle artistique auquel je m’étais joint apparaissait sous une lumière complètement différente. Je croisais des artistes qui n’envisageaient pas de sortir de la pratique obsessive, ressassant le même style, la même expression visuelle, tournant en boucle sur les traumatismes. Ces derniers devenaient l’unique sujet de discussion et d’expression, me donnant l’impression que la souffrance psychologique devenait une raison d’être. Ce constat, un peu dur, a été renforcé par l’apparition d’une pensée complotiste qui avait lentement grandi dans ce cercle avant de prendre toute la place avec l’arrivée de médiums et d’astrologues nourris aux thèses antisémites.
Il me fallait partir pour toutes ces raisons et artistiquement, j’étais face à un constat : il me fallait évoluer. Je ne pouvais plus voir mes dessins. La surproduction dont j’étais fier me semblait à la fois stérile et comme un lent échec personnel. Je me révoltais contre ma paresse intellectuelle. Passé le moment de libération, le dessin était devenu une routine sans surprise qui me ramenait dans un état mental dont je ne voulais plus. Avec le recul, jusqu’à maintenant, je n’étais pas à l’aise à revoir mes dessins de cette période. Je suis soulagé d’avoir pu m’extraire de cet imaginaire.
J’ai donc pris mon travail et entrepris d’en extirper toutes les composantes « faciles » : plus de créatures, plus de formes molles, phalliques et inconsistantes. Il me fallait épurer mon expression pour en trouver la substance. J’ai abandonné le dessin à la plume pour utiliser brosse et pinceaux.
J’ai commencé à utiliser l’encre de Chine plus spontanément, tamponnant l’encre sur les feuilles Bristol à la recherche de surfaces et de textures. Le pochoir est rapidement devenu ma technique principale, utilisant le tampon, le liquide de masquage et le scotch redécollable pour créer des paysages plus abstraits et épurés, travaillant l’atmosphère et évoluant vers des formes architecturales.
Ces deux dessins ci-dessous ont été réalisés à quelques mois d’intervalle et présentent le mieux les changements opérés dans mon style. Involontairement, j’ai reproduit sur le deuxième dessin l’architecture générale et les grandes lignes de construction du premier dessin pour en réaliser une version dépouillée et dépeuplée.

Hippophagie, encre de chine sur papier, 60x50cm, 2014

Chambre froide, encre de chine sur papier, 60x50cm, 2014
Je vais réaliser mes dessins au pochoir et à l’encre de Chine de 2014 à 2018, principalement des espaces architecturaux avec parfois des incursions dans des paysages atmosphériques d’inspiration plus naturelle. L’aspect géométrique provient, d'abord de mon goût personnel et ensuite des outils utilisés : des pochoirs découpés, du scotch qui délimite et implique des lignes droites, et des outils de dessin venant de ma formation en menuiserie et des cours de traçage de plans. L’aspect le plus important de mes dessins est les textures brumeuses et poussiéreuses.
En 2016, j’ai modifié légérement ma maniere d’utiliser l’encre de chine, je cherchais un moyen d’obtenir plus de souplesse et de créer un aspect plus diffus, en lisant sur HR Giger, l’artiste suisse, j’ai découvert qu’il a utilisé beaucoup de techniques différentes avant de se fixer sur celle de l’aérographe avec laquelle il allait construire l’essentiel de son oeuvre peinte. Avant ça, il avait travaillé plusieurs années avec l’encre de chine, ses dessins de cette époque (1966) ont retenu mon attention pour les structures d’escaliers et la technique utilisée pour les faire.
En 2017, j’ai été voir sa rétrospective au Lieu Unique à Nantes, une chance de voir les dessins à l’encre de chine, rarement exposés, et de comprendre un peu mieux le rendu et comment il pouvait l’obtenir. Par la suite, j’ai lu qu’il dessinait au Rotring et se servait d’une brosse à dent trempée dans l’encre, puis frotter à travers une grille pour obtenir des effets de brouillard sur du papier transparent qu’il venait ensuite gratter au scalpel pour dégager des rehauts blancs. (voir ci-dessous) J’ai, par la suite, rapidement adopté cet usage de la brosse à dents pour réaliser mes dessins.
Shaft VI et VII, encre de chine sur papier, 83x62cm, HR Giger, 1966
Exemples de dessins réalisés en 2014 et 2015

Structure III, encre sur papier A4, 2014

Structure I, encre sur papier A4, 2014

Structure II, encre sur papier A4, 2014

Structure IV, encre sur papier A4, 2014

Structure V, encre sur papier A4, 2014
Les dessins ci-dessus ont été réalisés avec les outils décrits précédemment. Une légère esquisse au crayon est faite au tout début, puis, zone par zone, isolées avec du scotch et encrées au tampon. Je recherchais la création d’une texture grossière, atmosphérique et poussiéreuse, souhaitant évoquer des paysages oscillant entre l’évocation d’un futur contemporain et d’un passé lointain "usé".
Cette recherche nouvelle en termes d’esthétique s’est faite en parallèle de ma formation de régisseur en spectacle vivant au Havre. C’est lors d’un cours de culture générale orienté sur la scénographie que j’ai découvert le dessinateur et théoricien Adolphe Appia, qui a émergé au milieu de mes créations comme une révélation.