Le dessin est intervenu discrètement, c’est en lisant la BD Baku de Grégoire Carlé, que j’avais rencontré par la musique au tout début de mes études de son en 2010, j’y ai découvert le dessin par hachures et j’ai été impressionné par le contraste entre les moyens techniques dérisoires (feutre et papier) et la force du résultat avec toutes les possibilités offertes. A l’époque, Grégoire collaborait avec l’Association et j’ai pu rencontrer Jean-Christophe Menu un soir et la discussion qui a suivi m’a amené lentement à un déclic, l’idée de dessiner est resté dans ma tête jusqu’au moment, en 2012, où la sécheresse musicale était au plus fort, je me suis décidé à acheter le matériel minimal nécessaire et à appliquer la méthode que j’avais expérimenté en musique vers le dessin.

BAKU, Grégoire Carlé, L’Association, 2010

*Le Festival Genialer Dilletanten (« Festival des dilettantes géniaux ») a eu lieu le 4 septembre 1981 à Berlin-Ouest et a profondément marqué la scène artistique underground et anarchiste berlinoise. Il est devenu le slogan d'un mouvement, réunissant des artistes conceptuels et des musiciens des genres punk, NDW, techno et industriel émergents. La faute d'orthographe est volontairement assumée par les participants.

La méthode était simple, pour essayer de pallier à mes difficultés musicales, je m’étais astreint à composer tout les jours selon des contraintes comme un nombre d’instrument limité, un nombre de pistes maximum sur logiciel, une durée maximale et un certain équilibre dans les sonorités utilisées.

Je m’étais inspiré de Blixa Bargeld lors de sa visite dans une chambre anéchoïque, un espace acoustique conçu pour absorber l’entièreté du spectre sonore et de supprimer toute réverbération pour permettre l’étude du son en condition de champ libre, expliquait que les seuls sons qu’on parvient à entendre dans cette chambre étaient ceux produits par notre corps, la pulsation grave du coeur et les son aigus produits par la circulation du sang et le système nerveux. Cet agencement de son pouvait être comparé à celui d’un morceau de musique, une pulsation rythmique, une basse, un entrelacement de sons aigu mélodiques et la voix humaine.

Manifeste “Die Geniale Dilletanten” introduction par Blixa Bargeld

« Notre musique n'est plus faite de sons

Le genre des bruits n'est pas très important

Ce qui est important c'est ce que c'est

D'un côté la machine fonctionne, nous sommes tous otages

Dans une chambre anéchoïque il y a deux sons

Un haut, le son du système nerveux qui travaille

Et un bas, celui du sang qui pulse

Ou l'inverse

Nous ne faisons plus d'erreurs... Criez jusqu'à en crever!

C'est plus que vrai »

Plus loin dans le manifeste, par Wolfgang Müller.

• La capacité à l'erreur. Les deux « L » à Dilletanten montrent la volonté de l'assumer et de la prendre à son compte. Il ne faut même plus utiliser l'erreur artistiquement ou la considérer comme partie du processus créatif. Il faut « développer sa capacité à faire des erreurs ». Ce qui ne contredit pas le « Nous ne faisons plus d'erreurs » de Blixa Bargeld. Cela revient en fait au même. Impossible de faire des « erreurs » si elles sont devenues la matière du travail. L'erreur doit ouvrir le jeu, doit permettre de réussir en bégayant, en avalant les mots, en oubliant ce qu'on voulait dire, à inventer des formes nouvelles, et finalement universelles, à ouvrir le possible et le monde.

• Attaquer le professionnalisme et le « progrès » (de la technique musicale comme de la technique d'enregistrement) avec le bruit et le Krach (bordel, grabuge, ramdam) : le dilettante ne se reconnaît pas de professeurs.

• Le travail et la concentration s'opposent au savoir et à la pratique. S'accorder, développer un savoir technique gâche les possibilités d'une vraie résonance avec l'instrument. L'instrument et le corps sont à prendre comme une seule et même chose. La respiration et la cage thoracique, le rythme du sang dans les veines sont les premiers instruments. La guitare doit être jouée de la même manière. Faire partie du squelette.

FM Einheit concert Einstürzende Neubauten, Bochum, 1982. Photo: Wolfgang Burat

*Blixa Bargeld (1959) est un musicien allemand, chanteur principal du groupe Einstürzende Neubauten depuis sa formation en 1980. Bargeld a également été membre fondateur du groupe de rock australien Nick Cave and the Bad Seeds, dont il a fait partie de 1983 jusqu'à son départ en 2003.

*Steven Severin (1955) est un auteur-compositeur, compositeur, multi-instrumentiste et producteur anglais. Il est surtout connu comme le bassiste du groupe de rock Siouxsie and the Banshees, qu'il a cofondé en 1976. Il a également été membre du groupe éphémère The Glove avec Robert Smith. Après la séparation des Banshees en 1996, il a créé son propre label, RE:, et a sorti plusieurs albums instrumentaux via son site officiel. À la fin des années 2000 et au début des années 2010, il a régulièrement joué en solo en direct, accompagnant des films muets avec sa musique.

J’ai donc gardé en tête cette méthode et cette idée pour me lancer dans le dessin, m’appliquant à remplir les pages de mes carnets jour après jour, sans jamais me poser la question de la qualité ni une utilité possible de ces dessins.

J’ai aussi été influencé par Steven Severin, il était le bassiste du groupe Siouxsie and the Banshees, collaborant avec Robert Smith des Cures avant de se consacrer, après la fin du groupe, à la musique à l’image et la composition à partir des films muet expressionnistes.

L’idée est dans la lignée du texte ci-dessus des dilettants géniaux, apprendre par soit même, refus de la technique et amateurisme assumé. Dans le cas de Steven Severin, cette idée prends une autre forme, ils ont commencé avec les Banshees en improvisant directement sur scène, sans jamais avoir touché un instrument et par la suite ont construit leur carrière à partir de cette première performance, apprenant par leur propres moyens.

Étant joueur de basse, j’ai beaucoup admiré le jeu de Severin, il a réussi à combiner une atmosphère puissante avec un jeu minimaliste, faussement pauvre. Il explique ainsi, dans une interview, qu’il ne pratique jamais son instrument en dehors de la composition, des répétitions et des concerts, il ne veut pas apprendre à jouer et s’est efforcé de garder une technique limité qui l’oblige beaucoup plus à réfléchir sur ce qu’il peut jouer avec le peu de moyen dont il dispose. S’inspirant d’Holger Czukay lorsqu’il était bassiste de Can, s’auto-limitant physiquement pour s’interdire toute envolée soliste. Cette approche lui a permis d’évoluer différemment, l’amélioration des compétences d’instrumentaliste est inévitable dés lors que l’on joue des concerts chaque semaine mais son parti pris l’a amené à développer un jeu très personnel où les défauts qu’un professeur s’emploierait immédiatement à corriger chez un élève devenaient des forces.

Paradoxalement je n’arrivais pas à appliquer toutes ces idées efficacement à la musique mais elles devenaient évidentes en dessinant. J’ai fait mienne cette approche, d’abord sur le plan technique, en me limitant et en n’ayant comme guide qualitatif uniquement mon propre regard critique jour après jour. Et également sur le plan des connaissances, je ne connaissais pas du tout l’histoire de l’art, du dessin, de la peinture, mes seules références étaient musicales et cinématographiques, cette ignorance artistique m’a permis d’éviter le piège de la comparaison qui m’avait bloqué en musique mais je pouvais développer cette culture au même rythme que mon apprentissage du dessin, l’un nourrissant l’autre.

Cette identité musicale issue du punk qui m’inspirait, se transcrivait de façon étrange dans mes dessins, il y avait une certaine angoisse et une nervosité, mais spontanément me venait ce style enfantin, presque Tim Burtonien. Je n’ai pas du tout questionné ce style, j’avais compris qu’il fallait accepter sans jugement ce qui viendrait de mes mains et du stylo. Il me fallait développer mon expression et des bribes de vocabulaire graphiques sur lesquelles je pourrais construire et comprendre.

Premiers carnets. Format A6 - Feutre noir - 2012

Carnets A5 - Feutre noir - 2012

Carnets A4 - Feutre noir - 2013

Le motif du lit apparait souvent dans ses carnets de dessin, il s’agit de mon lit d’internat, qui était à la fois mon refuge et le lieu des agressions.