Ce départ en Grèce le 9 janvier 2019 marque le début officiel de mon travail artistique. Avant d’en parler, je dois revenir sur le développement de mes dessins entre mes débuts en 2012 et ce départ, réalisé en parallèle de mes études, formations et emplois.
J’ai dessiné dans des carnets jusqu’à la mi-2013 avant de me sentir à l’étroit dans ce format. J’ai acheté de grands rouleaux de papier pour dessiner directement au mur. Mon dessin avait évolué et je commençais à accumuler de façon compulsive les détails, couvrant à l’excès le papier dans un style BD à l’encre de Chine, entre surréalisme et monde enfantin monstrueux. Je partais souvent d’une esquisse très rudimentaire au crayon, entourant des zones à noircir, identifiant dans ces masses délimitées des formes générales de bâtiments, de créatures que je précisais ensuite à l’encre. L’ensemble du dessin était alors méthodiquement couvert. J’avais poussé le vice de n’utiliser que la plume ou des feutres de 0,5 mm pour tout, passant des heures à faire les aplats noirs d’arrière-plan, refusant d’utiliser le pinceau pour accélérer le travail. La dimension obsessive et besogneuse avait un effet cathartique, au même titre que les créatures et environnements surréalistes que je représentais.
Philip Glass disait, pour la pièce de Bob Wilson Einstein on the Beach , à propos des microséquences successives répétées dans une très lente mais perpétuelle évolution pendant les 4 h 30 de la pièce : «C'est une écoute où, psychologiquement, vous croyez être exactement au même endroit, mais où, en réalité, vous vous déplacez pour rester au même endroit - c'est comme de nager sur place dans une piscine.»
J’étais dans l’idée de la pratique intense libératrice, d’être une usine à dessin. Je faisais un parallèle entre ce travail obsessif et la nage de Philip Glass : nager pour ne pas couler, nager dans la mer pour lutter contre les vagues, avec l’impression qu’on ne bouge pas, que l’effort compense le mouvement naturel du courant qui nous emporte vers le large ou nous ramène vers la plage, parfois loin de notre point de départ.
Ma principale influence graphique à ce moment-là, entre 2012 et 2014, a été Giger*. Je connaissais peu le monde de l’art visuel et dessiné. En découvrant les peintures de Giger, je me suis intéressé à sa manière de faire, pour comprendre comment il pouvait créer ces paysages biomécaniques aussi construits et donnant pourtant l’impression d’être improvisés. J’allais naturellement dans le même sens. Je lisais qu’il créait en partant du coin supérieur pour remplir en improvisant l’entièreté de la feuille, laissant libre cours au geste, comme une écriture visuelle automatique. Je travaillais de la même manière. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles j’ai été attiré par son travail, sentant la même mécanique à l’œuvre. Son influence est devenue indéniable, me permettant de créer au fil de ma pensée, d’évacuer mes angoisses et les cauchemars dont j’étais accoutumé. Cette dimension horrifique était un exutoire à mon mal-être.
J’ai continué dans ce style jusqu’à la fin 2014. Entretemps, je faisais la rencontre d’autres artistes, issus de la mouvance qu’on appelle art brut, singulier, primitif, outsider… Ces artistes gravitaient autour de la figure de Laurent Danchin, l’essayiste spécialiste de ces mouvances et dont la pensée à propos de l’amateurisme dans l’art résonnait avec les idées que j’avais tirées du punk, Steven Severin et Holger Czukay. Je partageais avec ces artistes la pratique obsessionnelle, l’agglutination de détails et les thématiques douloureuses. En m’approchant de ce petit monde singulier, je trouvais un encouragement à continuer dans cette direction venant d’une communauté, participant à des expositions, vendant mes premiers dessins et explorant un environnement étrange, fréquentant les faubourgs de l’émission Groland, du réalisateur Benoît Delépine, en contact proche avec des artistes cultivant la marginalité, l’autodidactisme et la maladresse technique transcendée par la force de l’expression originale sans intermédiaire académique.
* Robert Wilson, surnommé Bob Wilson, est un metteur en scène, dramaturge de théâtre expérimental et plasticien américain. Il a collaboré régulièrement avec Philip Glass
*Philip Glass, est un compositeur américain de musique contemporaine et un pionnier de la musique minimalisteaux côtés de La Monte Young, Terry Riley et Steve Reich.
* HR Giger (1940-2014) est un plasticien, graphiste, illustrateur, sculpteur et designer suisse. Célèbre pour son style dit 'biomécanique' et sa contribution oscarisée au film Alien en 1979.
La Ville, encre de chine sur papier, 80x150cm, 2013 : Premier rouleau
14/18 partie 1, encre de chine sur papier, 50x150cm, 2013/2014
Ce dessin ci-dessus a été réalisé pour une exposition pour le centenaire de 14/18, mais finalement il parle beaucoup plus de la 2ème guerre mondiale. En 2014, j’ai découvert l’histoire de mes deux arrière-grands-pères : l’un a survécu à la bataille du Chemin des Dames à 18 ans et a par la suite rejoint l’ordre de la Croix de Feu, une association fasciste d’anciens combattants ; l’autre était dans la marine, il était ouvertement antisémite et faisait partie du gouvernement de Vichy en charge du service de la traque des francs-maçons. Il a été condamné à perpétuité après la guerre avant d’être abattu lors d’une tentative d’évasion.
En explorant ma mémoire personnelle, j’explore aussi celle de ma famille et j’ai une peur d’avoir reçu une hérédité d’un traumatisme profond. Le déni n’est pas juste le mien, est-il implanté dans la structure mémorielle de ma famille ?
Village, encre de chine sur papier, 50x65cm, 2013/2019